Śrī Kṛṣṇa consacre tout le chapitre 5 à découdre la fausse opposition que nous percevons entre la vie dans le monde et la vie spirituelle, voire monastique.
C’est le questionnement d’Arjuna, qui traverse les lieux et la âges : qui parmi nous n’a en effet jamais été tenté·e de renoncer au monde, à son identité sociale, aux plaisirs et responsabilités matériels, pour se consacrer entièrement à des valeurs essentielles et universelles ?
Souverain et guerrier, Arjuna est issu d’un monde où compétition, hostilité et manipulation sont de maîtres-mots – un monde en apparence divorcé du spirituel, auquel même les environnements contemporains les plus violents n’ont rien à envier. Il semble évident qu’il doive renoncer à cette place dans le monde pour s’élever vers sa véritable nature.
Pourtant, c’est sur le champ de bataille, à cet homme qui s’apprête à tuer ses frères, que Śrī Kṣṛna délivre l’enseignement spirituel de l’âge cosmique qui naît à peine, notre कलियुग, kali-yuga actuel.
À travers ce contexte, nous comprenons donc que cette philosophie s’adresse à des peuples qui ne peuvent s’appuyer sur aucune valeur, aucun repère extérieurs, évoluant dans un monde chaotique où rien ni personne n’est absolument fiable, où seul est certain le surgissement de l’imprévisible – à une époque de grande liberté matérielle, où le destin punit sévèrement toute dépendance morale : cet enseignement concerne des personnes qui rencontrent une adversité telle que l’émancipation intérieure est pour elles une nécessité.
Cette époque est la nôtre, et nous sommes ces peuples.
La voie proposée par Śrī Kṛṣṇa pour parvenir à la connaissance de la réalité n’est donc pas en premier lieu une voie d’apaisement des conflits dans le monde, de canalisation des énergies vers la conciliation et le bien ; elle n’est pas non plus une voie d’évitement, de repli, car nous savons combien les excès et déviances en tout genre se manifestent même dans les milieux les plus protégés.
La voie spirituelle de notre âge consiste en l’acceptation de ce qui est, le non-jugement vis-à-vis du monde dans la splendeur et l’horreur qu’il ne manque pas de susciter, de ses aspects favorables comme hostiles.
Le renoncement dont parlent les textes védiques se manifeste aujourd’hui sous la forme de l’acceptation radicale, la non-résistance absolue vis-à-vis de ce qui est.
Que ce renoncement s’accompagne de vœux monastiques ou d’une vie dans le monde est indifférent : les deux présentent des obstacles conséquents et similaires. Dans tous les cas, nous ne pouvons pas nous permettre de camper sur nos exigences ni de refuser ce qui se présente à nous, aussi bien dans le monde qu’intérieurement.
L’essentiel, l’universel au nom duquel nous sommes enclin·e·s à tout renier est-il véritablement digne de ce nom car il est omniprésent, inévitablement là.
Pour le reconnaître, deux pratiques sont indispensables :
cultiver le détachement, notamment à travers l’attitude intérieure de désintéressement, le karma yoga, et
parvenir à la connaissance de la réalité à travers l’étude des enseignements du corpus védantique.
Ces deux aspects de la vie spirituelle sont incontournables, que nous vivions dans le monde ou que nous y renoncions. C’est le sens de ce chapitre 5 de la Bhagavad-gītā : le fruit de la réalisation du Soi est atteint uniquement par celui ou celle qui suit ce chemin.
Śrī Kṛṣṇa ébauche donc le cheminement spirituel en un verset ainsi :
योगयुक्तो विशुद्धात्मा विजितात्मा जितेन्द्रियः ।
सर्वभूतात्मभूतात्मा कुर्वन्नपि न लिप्यते ॥ ५-७॥yogayukto viśuddhātmā vijitātmā jitendriyaḥ
sarvabhūtātmabhūtātmā kurvannapi na lipyate (5.7)« Se consacrant au karma yoga, le mental purifié, doté·e de maîtrise de soi au niveau du corps et des sens, l’essence du soi de tous les êtres – iel n’est jamais affecté·e quand bien même iel agit. »
Ici, le mot योगयुक्तः, yogayuktaḥ signifie littéralement « uni au yoga », c’est-à-dire « se consacrant à la pratique spirituelle ». Ce mot, योग, yoga, revêt différente significations tout au long de la Bhagavad-gītā : connaissance, méditation… ou action désintéressée. Pour comprendre de quelle pratique spirituelle il s’agit ici, nous devons nous appuyer sur le contexte, et les explications de Śrī Śaṅkarācārya. À l’appui du verset 5.6, où le yoga est opposé au saṃnyāsa, le retrait formel de l’action, nous comprenons que Śrī Kṛṣṇa nous parle ici du karma-yoga, de l’action désintéressée dans la vie dans le monde.
L’attitude de désintéressement dans l’action est ici présentée avec ses résultats chez l’aspirant·e : विशुद्धात्मा विजितात्मा जितेन्द्रियः, viśuddhātmā vijitātmā jitendriyaḥ : le mental purifié, maîtrisé, les sens contrôlés.
Le contrôle des sens est le fruit de la pratique consistant à privilégier son devoir plutôt que ses désirs – mais aussi de l’affaiblissement des désirs grâce au détachement, un autre fruit du désintéressement.
Il en découle que la maîtrise de soi devient également plus facile. De surcroît, l’action désintéressée exige une démarche constante d’introspection et de remise en question, afin de s’assurer que nos actions sont bien en accord avec nos valeurs. En progressant dans la connaissance de soi, nous nous émancipons progressivement des pulsions du mental.
Enfin, et c’est le fruit le plus doux de l’action désintéressée, le mental est purifié :
les réactions émotionnelles sont moins vives, et se dissipent plus rapidement,
les capacités de concentration s’améliorent,
les certitudes et préjugés s’estompent, nous devenons ouvert·e·s à différents enseignements,
le désir de libération s’intensifie.
Alors, सर्वभूतात्मभूतात्मा, sarvabhūtātma-bhūtātmā, on est devenu l’essence de toustes les êtres : initialement des aspirant·e spirituel·le, nous « devenons » le Soi, l’absolu, brahman.
Ce « devenir » fait référence ici au déplacement du « centre de gravité » de notre identité. L’aspirant·e spirituel·le s’identifie à son corps et à son mental, qu’iel aspire à maîtriser et à purifier, à rendre plus subtils, dans l’espoir d’atteindre l’état de l’être réalisé. À ce stade, nous avons généralement une conception fantasmagorique de la réalisation du Soi, car nous pensons qu’elle nous permettra de déployer notre plein potentiel, de devenir des êtres meilleurs au niveau du corps et du mental que nous prenons pour le Soi.
Mais la réalisation du Soi n’est pas un bijou pour orner le corps et le mental ; ce n’est pas une ligne de plus sur notre CV : c’est la fin du CV, la fin de l’identification comme corps et mental.
Comme iel est ainsi libéré·e de l’identification à une personne et pleinement présent·e à sa véritable nature comme l’essence de tout ce qui est, nous pouvons dire de l’être réalisé·e : कुर्वन्नपि न लिप्यते, kurvan api na lipyate, quand bien même iel agit, rien ne le·la touche.
Ces quelques mots illustrent le paradoxe apparent de la réalisation du Soi : l’expérience du mental, du corps et du monde se poursuit, mais a perdu toute tangibilité, toute réalité, tout mordant, toute importance, ne représente plus rien d’essentiel. La personne libérée voit le corps et le mental tout au plus comme des prismes qui conditionnent l’expression d’une personnalité, d’une identité limitées et entièrement fausses, sans lien particulier avec ce qui est.
L’illusion de la diversité, du changement se poursuit, mais, connue comme irréelle, elle cesse entièrement d’affecter la personne qui a réalisé sa véritable nature :
नैव किञ्चित्करोमीति युक्तो मन्येत तत्त्ववित् ।
पश्यञ्शृण्वन्स्पृशञ्जिघ्रन्नश्नन्गच्छन्स्वपञ्श्वसन् ॥ ५-८॥naiva kiñcit-karomīti yukto manyeta tattvavit
paśyañ-śṛṇvan-spṛśañ-jighrann-aśnan-gacchan-svapañ-śvasan (5.8)प्रलपन्विसृजन्गृह्णन्नुन्मिषन्निमिषन्नपि ।
इन्द्रियाणीन्द्रियार्थेषु वर्तन्त इति धारयन् ॥ ५-९॥pralapan-visṛjan-gṛhṇann-unmiṣan-nimiṣann-api
indriyāṇīndriyārtheṣu vartanta iti dhārayan (5.9)« Toujours absorbée dans le Soi, l’être réalisé·e estime : “je ne fais jamais rien”, quand bien même iel voit, entend, touche, sent, goûte, marche, dort, respire, parle, lâche ou prend un objet, ouvre ou ferme les yeux. Pour iel, les expériences ne sont qu’un jeu des sens et de leurs objets. »
Reconnaissant aussi bien les objets de perception que les mécanismes de perception et d’action comme de simples apparences, l’être réalisé·e, même engagé dans mille activités, peut clamer : नैव किञ्चित्करोमि, naiva kiñcit-karomi, « je ne fais jamais rien ! ».
La libération ne modifie en rien le fonctionnement du corps physique ou subtil, conscient ou inconscient : la non-action et le renoncement au monde de l’être réalisé·e sont synonymes de sa nature non agissante, éternellement pure et non affectée par le monde, la nature de l’absolu, brahman.
Et si brahman est la substance même de la manifestation, celle-ci n’en est pas moins en mouvement constant ; de la même manière, lorsque nous réalisons notre véritable nature qui est conscience pure, les modifications du corps et du mental suivent leur cours. Il n’y a donc aucune contradiction à insister sur la non-action au niveau de notre essence.

Ayant transcendé le corps et le mental, l’être réalisé·e est libéré·e du karma dans tous les sens du terme : aussi bien les actions que leurs conséquences. Aucune peine n’a plus de prise sur son existence, son expérience n’est plus teintée d’aucune douleur, et iel n’a pas à craindre les conséquences d’actions passées.
Mais qu’en est-il pour l’aspirant·e spirituel·le qui n’a pas encore réalisé sa véritable nature ? Ce sera le sujet de notre prochaine lettre…
Chaleureusement,
Sophie