L'équanimité dans l'émotion
Que pourrait encore résister à une personne capable de surmonter tous les inconforts par la force de la pensée ?
Un mystère m’a taraudée dès mes premiers contacts avec les Évangiles : pourquoi le Christ, qui est certainement aux yeux de la chrétienté l’homme le plus proche de Dieu, apparaît-il parfois furieux ou désespéré ?
Parallèlement, les épiques indiennes peignent parfois Dieu submergé de douleur – à travers l’avatar Śrī Rāma Candra, par exemple, lorsque le destin lui arrache sa reine Sītā jī.
Dieu serait-il incapable de maîtriser ses émotions ?
Est-il possible de maîtriser ses émotions ?
Probablement, comme le dira Arjuna au chapitre 6, pas plus qu’on ne peut contrôler le vent. Cette comparaison est lourde de sens, car en soi, l’émotion est un phénomène naturel, obéissant aux seules lois de l’univers au même titre que les éléments.
Et de la même manière que nous pouvons nous protéger des éléments avec des vêtements, des bâtiments, etc., nous pouvons certainement aussi nous prémunir contre certains effets néfastes des émotions avec une bonne hygiène de vie mentale, par exemple en veillant à cultiver des pensées de paix, de bienveillance, de non-attachement, etc., c’est-à-dire un caractère sattvique.
Toutefois, malgré nos précautions, l’émotion ne disparaît pas plus que le vent ou le soleil ; lorsque le destin le décide, elle s’empare de nous avec toute sa force, étranglant ou magnifiant notre voix, remplissant nos yeux de larmes, ou faisant affleurer le sang à nos joues. Les pensées s’emballent, la vue se brouille et les sons deviennent flous ; parfois, nous agissons et parlons comme malgré nous.
Certainement, une pratique spirituelle censée nous amener à l’émancipation doit nous permettre de surmonter ces expériences où il nous semble ne plus s’appartenir. Mais si l’émotion est par nature incontrôlable, quelle liberté est possible ?
Śrī Kṛṣṇa revient encore et encore l’importance de l’équanimité ; pas plus tard qu’au verset 3 du chapitre 5, il affirmait encore que « celui qui n’a point d’aversion ni de désir est connu comme un éternel renonçant ; celui qui est libre des paires d’opposés atteint facilement la libération, ô Arjuna ».
En pratique, à quoi cela peut-il bien ressembler ?
Si les émotions sont des réactions naturelles aux événements de la vie, les commentateurs de la Bhagavad-gītā font remarquer que la façon dont nous les intégrons à notre expérience dépend de notre jugement sur les choses, de notre conception du monde et de soi-même.
Par exemple, si un·e conducteur·rice a un mouvement inattendu au volant d’une voiture et que, l’espace d’un instant, nous nous sentons en danger, il est normal que nous ayons peur. Sachant que c’est une expérience courante et qui n’a rien de personnel, notre frayeur s’estompe en général progressivement sans laisser de traces.
Si toutefois nous insultons copieusement cette personne, savons que nous sommes en tort et réalisons après-coup qu’une personne dont l’opinion compte beaucoup pour nous a assisté à cette scène, il est probable que la colère, la honte et l’anxiété nous habitent longtemps, alimentées par des pensées telles que :
pourquoi moi ?
les gens ne savent pas conduire
de toutes façons j’avais raison
mais que va-t-on penser de moi ?
c’est fini, je vais perdre ma réputation professionnelle, l’estime de mes ami·e·s, etc.
tout va s’effondrer
les gens ne savent vraiment pas conduire, les autres me gâchent la vie
etc.1
On pourrait se dire qu’il aurait suffi de ne pas réagir si vivement ; c’est probablement vrai, mais si l’on part de ce principe, on ne trouvera jamais le bon moment pour entrer dans la vie spirituelle… Même à ce stade, tout n’est pas perdu : nous pouvons toujours nous appuyer sur les enseignements de la Bhagavad-gītā au sujet du karma-yoga pour cultiver l’équanimité.
L’action désintéressée ou karma yoga consiste en effet à ne pas s’inquiéter des fruits de nos actions ; à travers la confiance dans le divin, ou en offrant nos préoccupations à l’univers, nous pouvons nous libérer de l’anxiété et du sentiment de culpabilité. Ce qui doit advenir adviendra !
Le karma yoga nous invite également à agir avec justesse ; or notre première responsabilité est toujours de prendre soin de nous-mêmes, en respectant les autres. Est-il donc vraiment juste de continuer de se torturer intérieurement bien après nos excès ? Quel bénéfice pourrait-on bien en tirer ?
Nous avons par ailleurs un devoir de vérité – les pensées que nous entretenons sont-elles réellement conformes à la réalité ? Sinon, quelle seraient des pensées justes ?
Il y a également la question de l’attachement. Nous aimerions peut-être agir de manière toujours conforme à nos valeurs et présenter une certaine image de nous-mêmes – et parfois, malgré nous, nous ne sommes pas à la hauteur de nos attentes. C’est ainsi, et souvent nous n’y pouvons rien. Quel fruit espérons-nous obtenir à travers nos ruminations ?
S’accepter tel·le·s que nous sommes est aussi une question de détachement, pour beaucoup d’entre nous la forme la plus aboutie, la plus difficile du détachement…
Ainsi, l’équanimité du/de la karma yog·in·ī est une acceptation de ce qui est, intérieurement comme extérieurement, sans jugement et sans exigence excessifs envers soi ou le monde.
Certainement, pour la personne qui a atteint ce niveau de maturité, reconnaître le substrat de la réalité pour parvenir à la réalisation du Soi ne représente plus qu’un tout petit pas à franchir.
C’est ainsi que Śrī Kṛṣṇa peut déclarer :
साङ्ख्ययोगौ पृथग्बालाः प्रवदन्ति न पण्डिताः ।
एकमप्यास्थितः सम्यगुभयोर्विन्दते फलम् ॥ ५-४॥sāṅkhyayogau pṛthag-bālāḥ pravadanti na paṇḍitāḥ
ekam-apyāsthitaḥ samyag-ubhayor-vindate phalam (5.4)« Ce sont les personnes immatures et non les sages qui parlent de la connaissance (c’est-à-dire, ici, du saṃnyāsa) et de l’action désintéressée comme de deux voies différentes. En se consacrant pleinement à l’une, on obtient le résultat des deux. »
यत्साङ्ख्यैः प्राप्यते स्थानं तद्योगैरपि गम्यते ।
एकं साङ्ख्यं च योगं च यः पश्यति स पश्यति ॥ ५-५॥yat-sāṅkhyaiḥ prāpyate sthānaṃ tad-yogair-api gamyate
ekaṃ sāṅkhyaṃ ca yogaṃ ca yaḥ paśyati sa paśyati (5.5)« Celleux qui embrassent le renoncement et celleux qui agissent de manière désintéressée atteignent le même état (la libération). Celui qui voit le renoncement et l’action désintéressée comme un a une vision juste. »
संन्यासस्तु महाबाहो दुःखमाप्तुमयोगतः ।
योगयुक्तो मुनिर्ब्रह्म नचिरेणाधिगच्छति ॥ ५-६॥
saṃnyāsas-tu mahābāho duḥkham-āptum-ayogataḥ
yogayukto munir-brahma nacireṇādhigacchati (5.6)« Mais sans consacrer ses actions au divin, le véritable renoncement est difficile à atteindre, ô Arjuna. Engagée dans l’action désintéressée, la personne contemplative atteint la réalité absolue immédiatement. »
Que signifie consacrer ses actions au divin ?
Et quitte à renoncer aux actions intérieurement, pourquoi pas cesser d’agir entièrement ? Le karma yoga a-t-il encore des secrets à nous révéler sur la véritable nature du renoncement ?
C’est ce que nous allons étudier au fil des versets suivants.
Chaleureusement,
Sophie