Moine ou guerrier ?
Pour atteindre la libération, est-il nécessaire de renoncer au monde ou peut-on au contraire continuer de vivre sans changer nos habitudes ?
Oṃ !
À son ami Arjuna en quête de libération, Śrī Kṛṣṇa présente tour à tour l’action désintéressée et le renoncement à l’action, la vie dans le monde et la voie monastique, la pratique et la connaissance, l’exhortant à agir tout en insistant sur sa nature non agissante.
Grâce au commentaire de Śrī Śaṅkarācārya et à la tradition de l’enseignement de l’advaïta védanta, nous avons peut-être saisi les nuances du discours de Śrī Kṛṣṇa – mais Arjuna aimerait s’assurer que la réponse de Śrī Kṛṣṇa est définitive :
अर्जुन उवाच ।
संन्यासं कर्मणां कृष्ण पुनर्योगं च शंससि ।
यच्छ्रेय एतयोरेकं तन्मे ब्रूहि सुनिश्चितम् ॥ ५-१॥arjuna uvāca
saṃnyāsaṃ karmaṇāṃ kṛṣṇa punaryogaṃ ca śaṃsasi
yacchreya etayorekaṃ tanme brūhi suniścitam (5.1)« Arjuna dit : Ô Kṛṣṇa, tu loues le renoncement au monde, mais aussi l’action désintéressée ; dis-moi, une bonne fois pour toutes, lequel des deux est optimal. »
Dans la tradition indienne, en effet, संन्यास, saṃnyāsa, le renoncement au monde implique le retrait de toutes nos responsabilités envers l’ensemble de la société, afin de se concentrer de tout notre être sur la quête de libération (dans notre culture, cela correspond à la voie monastique, mais sans les notions de religiosité, de contrainte d’âge ni d’obédience à un ordre). Les sannyāsī et sannyāsinī portent des vêtements ocres et ont un statut particulier du fait qu’iels ont tout abandonné pour se consacrer à la spiritualité.
Aux chapitres 1 et 2, Arjuna était convaincu qu’il était indispensable d’entrer dans ce dernier stade de la vie védique1 pour satisfaire ses aspirations spirituelles ; mais Śrī Kṛṣṇa, au cours des chapitres suivants, semble montrer que la vie spirituelle est possible dans le monde, même au cœur d’une bataille, à travers le désintéressement dans l’action.
Cette question d’Arjuna porte donc sur un enjeu majeur, qui est l’objet de tout le chapitre 5 : quelle voie choisir, quelle pratique spirituelle est optimale ?
श्रीभगवानुवाच ।
संन्यासः कर्मयोगश्च निःश्रेयसकरावुभौ ।
तयोस्तु कर्मसंन्यासात्कर्मयोगो विशिष्यते ॥ ५-२॥
śrī-bhagavān-uvāca
saṃnyāsaḥ karmayogaśca niḥśreyasakarāv-ubhau
tayostu karmasaṃnyāsāt karmayogo viśiṣyate (5.2)« Celui qui a toutes les qualités divines dit : Le renoncement comme l’action désintéressée mènent tous deux à l’état supérieur (la libération) ; mais des deux, plutôt que le renoncement à l’action, l’action désintéressée excelle. »
La supériorité de l’action désintéressée sera réaffirmée au chapitre 6, où Śrī Kṛṣṇa affirme que le véritable renoncement n’est possible que dans l’attitude de désintéressement. Si celui qui agit sans dépendre intérieurement des fruits de ses actions y sera qualifié de sannyāsī, Śrī Kṛṣṇa propose pour le moment une autre définition du renoncement :
ज्ञेयः स नित्यसंन्यासी यो न द्वेष्टि न काङ्क्षति ।
निर्द्वन्द्वो हि महाबाहो सुखं बन्धात्प्रमुच्यते ॥ ५-३॥
jñeyaḥ sa nitya-saṃnyāsī yo na dveṣṭi na kāṅkṣati
nirdvandvo hi mahābāho sukhaṃ bandhāt pramucyate (5.3)« Celui2 qui n’a point d’aversion ni de désir est connu comme un éternel renonçant ; ô Arjuna, celui qui est libre des paires d’opposés atteint facilement la libération. »
Nous avons ici la clef qui permet de comprendre pourquoi le karma yoga, l’attitude de désintéressement, est supérieur à l’inaction : pour être dans l’action désintéressée, un travail sur soi est indispensable, un travail d’acceptation du monde tel qu’il est, des relations telles qu’elles sont et de notre place… telle qu’elle est – alors que si on se retire de nos responsabilités, il n’y a plus de contraintes pour nous transformer et nous montrer combien on peut encore progresser.
Ce travail sur soi revient à adopter une attitude de non-jugement ou, pour le dire autrement, ce non-jugement s’impose à nous lorsque nous avons des responsabilités comme s’occuper d’une famille, subvenir à ses besoins, etc.
En pratique, la vie monastique aussi peut comporter de lourdes responsabilités, une place importante des relations, de nombreuses tâches à accomplir… sans empêcher les renonçant·e·s de garder le cœur léger.
Le problème n’est donc pas dans la charge de travail, l’engagement personnel, mais dans notre réaction aux exigences du quotidien : nos attirances et aversions, nos énormes attentes du monde, des personnes, de la société, de notre environnement, etc. – vis-a-vis desquelles nous n’avons aucun recul, car nous pensons que le monde nous doit ce à quoi nous nous attendons.
Pourtant, le jour où nous réalisons que telle ou telle personne ne peut simplement pas nous donner ce que nous attendons d’elle, nous sommes libérées d’un grand poids ; pourtant, rien n’a changé… si ce n’est nos attentes.
On pourrait résumer le karma yoga ainsi : nos actions sont une pratique spirituelle à part entière, et le fruit principal de ces actions n’est pas la manière dont les autres réagissent, mais notre évolution spirituelle.
C’est à cette personne mature, évoluée, que s’adressent les enseignements non duels ; déjà libérée des désagréments du quotidien par la force de son attitude intérieure, elle peut facilement changer son regard pour voir, au-delà des apparences, l’essence de tous les êtres, la trame de l’univers en son propre Soi.
Chaleureusement,
Sophie
Pour nous soutenir, partagez-la autour de vous…
Pour plus d’informations sur les étapes de la vie védique, un enregistrement reste accessible sur la chaîne YouTube de Bhūgītā ici.
Nous avons choisi ici une traduction littérale de ce verset, adressé à Arjuna et formulé au masculin ; mais sa portée est universelle s’adressant autant aux femmes et autres genres qu’aux hommes.