L'art de l'inaction
Pour l'être réalisé, l'action n'est pas seulement superflue : elle est impossible
Oṃ !
Il est dit que le Mahābhārata, et la Bhagavad-gītā qui y est contenue, furent mis à l’écrit par le dieu à tête d’éléphant Gaṇeśa. Ce serait d’ailleurs la raison pour laquelle l’une de ses deux défenses est plus courte : il l’aurait cassée pour se servir de la pointe comme stylet.
Mais comment ce grand dieu s’est-il laissé convaincre de retranscrire cette épopée de plus de 200 000 vers ?
À l’image de l’Iliade et l'Odyssée qui, dans une culture plus proche de la nôtre, sont considérées à la fois comme basées sur des faits historiques et composées par un poète, Homère, le Mahābhārata a un auteur : Śrī Vyāsa. Ce ऋषि, ṛṣi (aussi orthographié rishi), poète visionnaire et sage illustre, est également connu pour avoir, à l’aube de notre ère, donné aux Védas leur forme actuelle et composé les purāṇas, des épopées divines qui mettent le savoir védique à la portée du commun des mortel·le·s.
Le créateur Brahmā ayant désigné Gaṇeśa comme scribe pour Śrī Vyāsa, ce dernier l’invoqua dans son esprit ; le dieu se manifesta alors devant lui. Il ne pouvait refuser la requête du ṛṣi, mais posa néanmoins une condition : si Śrī Vyāsa venait à s’arrêter pendant sa dictée du Mahābhārata, Gaṇeśa laisserait son stylet et ne le reprendrait pas. Il fallait bien s’assurer que le poète soit à la hauteur de son scribe !
Śrī Vyāsa émit une autre demande en retour : Śrī Gaṇeśa ne pourrait écrire les versets dictés qu’une fois qu’il les aurait compris.
Ils se mirent ainsi d’accord ; l’immense œuvre de Śrī Vyāsa est émaillée de versets paradoxaux, énigmatiques, si bien que même Śrī Gaṇeśa l’omniscient dut prendre un moment pour en saisir le sens avant de les transcrire, offrant au poète le temps de composer la suite.
Le verset 18 du chapitre 4 de la Bhagavad-gītā est indubitablement l’un de ces versets qui appellent la réflexion.
« Même les sages ignorent ce que je vais t'enseigner sur l'action ; sachant cela, tu seras libéré du mal… »
À l’issue d’une longue introduction, dans laquelle Śrī Kṛṣṇa a notamment expliqué que la distinction entre action et inaction est loin d’être claire même pour les érudit·e·s et souligné la nécessité de bien la comprendre pour atteindre la libération, il déclare :
कर्मण्यकर्म यः पश्येदकर्मणि च कर्म यः |
स बुद्धिमान्मनुष्येषु स युक्तः कृत्स्नकर्मकृत् ||
karmaṇyakarma yaḥ paśyed akarmaṇi ca karma yaḥ
sa buddhimān manuṣyeṣu sa yuktaḥ kṛtsna-karma-kṛt
« Celui qui voit l’inaction dans l’action et l’action dans l’inaction est un sage parmi les hommes ; il est accompli. Il effectue toutes les actions. »1
Nous avons parfois tendance à penser que l’inaction physique et mentale généralement conçue comme un état de méditation profonde serait la clef de la réalisation du Soi, et peut-être le quotidien de l’être réalisé.
Pour dissiper tout malentendu, Śrī Kṛṣṇa précise qu’il n’y a pas de réelle inaction au niveau physique. En effet, le corps connait un perpétuel changement – quand bien même nous adoptons la posture de méditation, nous continuons de respirer, le cœur de battre, les cellules et bactéries de mener leurs activités nécessaires à la survie de notre organisme.
De la même manière, au niveau mental, la simple volonté de rester en méditation est une activité ; et si le temps venait à suspendre son vol l’instant d’un samādhi, ce serait par la grâce transitoire de la cessation des pensées et de l’effacement de l’esprit – qui n’est que mouvement.
Ces mots font écho aux versets 5 et 6 du chapitre 3, où Śrī Kṛṣṇa attirait déjà notre attention sur la nature changeante de toute forme de matérialité ; pour trouver l’inaction véritable, celle que connaissent les sages, il faudrait transcender le monde manifesté, physique et subtil (pensées, émotions, etc.).
Dans cet énigmatique verset 18 du chapitre 4, अकर्म, akarma, inaction, est employé deux fois avec des sens différents : 1. नैष्कर्म्य, naiṣkarmya, la non-action et 2. l’immobilité, comme nous venons de le voir.
Par non-action, Śrī Kṛṣṇa entend ici ce qui n’est jamais touché par l’action, c’est-à-dire ce qui est au-delà de tout changement, de toute impermanence ; or ce qui est constant est absolu, est (dans le vocabulaire védantique) existence, est inobjectivable – c’est le Soi.
Parmi les êtres humains se distingue donc par sa sagesse la personne qui voit le permanent là où les autres voient l’impermanent, qui voit le principe éternel d’existence là où les autres voient la succession d’impressions et d’expériences, qui voit sa véritable nature là où les autres ne voient que divisions, qu’une altérité source de convoitises et de craintes.
Cette personne est accomplie – elle a atteint le but de son incarnation ; elle a traversé l’océan de la transmigration pour accéder à la source de toute chose.
Peut-on dire que cet état de réalisation du Soi est l’ultime finalité de toute vie ?
L’action et ses fruits, sous la forme d’expériences, sont la trame de notre existence incarnée ; que ce soit pour obtenir une gratification immédiate ou ultérieure, matérielle ou immatérielle, toutes nos actions sont motivées par la quête de bonheur et l’évitement de la souffrance.
Lorsque nous découvrons l’irréalité des expériences douloureuses et de leurs supports (monde, corps, mental…), notre individualité se dissout dans la félicité absolue qui est notre véritable nature libre de tout conditionnement, et nous fusionnons, pour ainsi dire, avec la finalité de toute action – l’absence de toute limitation.
C’est pourquoi Śrī Kṛṣṇa conclut ce verset 18 en déclarant que lea sage fait toutes les actions – iel obtient le fruit visé par toute action, la plénitude, mais affranchie des limitations inhérentes à l’action, car il a atteint cet état par la connaissance de sa nature non agissante.
Pourtant, nous voyons dans le monde des êtres réalisés qui semblent bien agir, et même parfois être très occupé·e·s ! Serait-il donc possible d’agir sans pour autant être motivé·e par la peur, l’agitation ou le manque ?
Selon Śrī Kṛṣṇa (verset 19), l’être réalisé agit dans le monde sans désir et sans attentes : iel entreprend toutes les actions qui naissent naturellement de la sereine complétude qu’iel incarne désormais. Iel ne se considère plus l’auteur·rice des actions effectuées par le corps et le mental, car iel est le Soi – uniquement le Soi ; ainsi, les expériences qui sont associées aux actions, les fruits de l’action, sont consumées par le feu de la connaissance. Il ne tue pas ni n’est tué.
En pratique, un·e être réalisé ne se distingue pas par le type d’action qu’iel entreprend : iel peut garder la même activité toute sa vie, sans lien particulier avec la spiritualité. Certain·e·s au contraire expriment leur compassion à travers des œuvres caritatives ou une activité d’enseignement pour contribuer à l’élévation spirituelle des aspirant·e·s qui les entourent. D’autres enfin se retirent du monde et limitent leurs actions au strict entretien du corps nécessaire à la survie.
Selon Śrī Kṛṣṇa, les êtres réalisé·e·s qui parcourent (en apparence) le chemin de l’action tout en restant établi·e·s dans la non-action ont abandonné tout attachement aux fruits de l’action ; iels sont éternellement satisfait·e·s, quelles que soient leurs conditions et indépendamment du résultat de ce qu’iels entreprennent. Iels sont totalement autonomes, ne dépendant de rien ni de personne pour leur équilibre intérieur. Absorbé·e·s dans la félicité du Soi, iels peuvent sincèrement affirmer : « je ne fais jamais rien » (verset 20).
Quant à celles et ceux, généralement en marge de la société, qui ont abandonné les actions superflues au regard de la survie et l’entretien du corps, iels font preuve d’une grande maîtrise de soi, physiquement et mentalement – il est si difficile de s’abstenir d’agir ! Iels n’ont aucune attente vis-a-vis du monde ni d’autrui et, ayant rejeté les actions nécessaires à l’acquisition et l’entretien des objets, sont totalement détaché·e·s de toute possession. Ainsi, iels ne sont pas touché·e·s par les mortels défauts de l’action que sont l’identification comme auteur·rice et bénéficiaire de leurs résultats (verset 21).
La description de ces traits est importante, car pour la personne qui, comme nous, cherche à connaître le Soi et surtout à s’établir dans la connaissance de sa véritable nature, l’émulation des qualités de l’être réalisé est une pratique spirituelle de tous les instants.
Mais, comme nous le verrons dans les prochains jours avec un verset que vous connaissez peut-être déjà en sanskrit, pour l’être réalisé toute multiplicité se fond dans l’ultime réalité.
Les prochains ateliers...
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À très vite :)
Sophie
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Le sanskrit est une langue indo-européenne dans laquelle le masculin l’emporte sur le féminin, et l’inclut ; par ailleurs, rappelons-nous que les versets de la Bhagavad-gītā sont prononcés par Śrī Kṛṣṇa à l’attention de son ami Arjuna, tous deux utilisant le masculin.
Par conséquent, bien que le verset 4.18 soit tourné au masculin, sa portée doit être comprise comme universelle.