Oṃ !
« C’est un sannyāsī et un yogī ! Seule cette personne a renoncé au monde et peut vraiment méditer ! »
Par ces mots, Śrī Kṛṣṇa ouvre le chapitre 6 de la Bhagavad-gītā et bouleverse notre conception du renoncement et de la vie spirituelle.
Exit le moine dépeint par les textes de l’Inde ancienne, habillé d’ocre et ayant abandonné tout lien avec la société – dans l’âge qui est le nôtre, ce personnage cède la place à celui qui continue d’assumer ses responsabilités dans le monde
Pourquoi ?
La méditation est un exercice délicat qui n’est pas accessible au premier venu. Elle exige en effet une concentration à laquelle aucune tâche ne peut nous préparer. Or cette étape, après avoir écouté les enseignements et être parvenu·e à une intime conviction par la réflexion, est indispensable pour parvenir à la réalisation du Soi :
à travers une pratique formelle, intense et régulière, le संयम, saṃyama qui correspond aux ultimes étapes de l’aṣṭāṅga yoga des Patañjali-yoga-sūtras :
धारणा, dhāraṇā, la concentration ;
ध्यान, dhyāna, la méditation ;
et enfin समाधि, samādhi, l’absorption du mental dans son objet de contemplation, l’absolu,
ainsi qu’une présence à Soi de tous les instants, à l’exclusion de tout autre pensée, pour enraciner le mental dans la connaissance de la réelle nature de ce monde et de notre subjectivité.
Il semble donc a priori certain qu’il faille renoncer à occuper une place dans la société avec des responsabilités professionnelles, familiales, civiques, etc. pour se consacrer entièrement à la poursuite de la libération avec la pratique de la méditation.
Mais imaginons que nous soyons exempté·e·s de ces responsabilités : parviendrions-nous pour autant à méditer toute la journée sans entrave ?
Les obstacles à la méditation demeurent : des pensées éparses se succèdent à toute vitesse.
यदा हि नेन्द्रियार्थेषु न कर्मस्वनुषज्जते ।
सर्वसङ्कल्पसंन्यासी योगारूढस्तदोच्यते ॥ ६-४॥
yadā hi nendriyārtheṣu na karmasv-anuṣajjate
sarva-saṅkalpa-saṃnyāsī yogārūḍhas-tadocyate (6.4)
« Lorsqu’une personne n’est attachée ni aux objets des sens ni aux actions, renonçant à tout saṅkalpa, alors il est dit qu’elle a atteint le yoga. »
Le saṅkalpa, la notion de désirabilité que nous projetons sur les objets et les expériences, est à la racine des désirs, et les désirs immanquablement s’incarnent sous la forme d’actes. Tiraillé·e·s par ces désirs (et leurs variations, comme les inquiétudes, etc.), propulsé·e·s comme malgré nous dans la planification et l’action, nous sommes incapables de fixer notre attention sur le Soi.
La solution est claire : interrompre les saṅkalpa, cesser d’entretenir la notion que le monde et les expériences nous apporteront la complétude et la sérénité auxquelles nous aspirons.
Mais avons-nous le souvenir d’avoir un jour décidé de penser que le monde pouvait nous combler ? Cette attitude n’est pas un choix conscient ; de la même manière, il n’est probablement pas réaliste d’espérer en changer par la seule force de la volonté. Il nous faut une pratique pour évoluer progressivement, une pratique familière pour les personnes qui connaissent la Bhagavad-gītā : le karma yoga, ou l’action désintéressée.
Pour s’établir dans cette pratique, nous devons régulièrement nous interroger : nos décisions sont-elles motivées par tel ou tel gain ou bien par la justesse de l’action dans son contexte ?
En renonçant à être gouverné·e par les attentes, nous évitons bien des déceptions ; mais également, nous réduisons petit à petit notre dépendance à ce que nous pensons que le monde peut nous apporter, c’est-à-dire aux saṅkalpa.
अनाश्रितः कर्मफलं कार्यं कर्म करोति यः ।
स संन्यासी च योगी च न निरग्निर्न चाक्रियः ॥ ६-१॥
anāśritaḥ karmaphalaṃ kāryaṃ karma karoti yaḥ
sa saṃnyāsī ca yogī ca na niragnirna cākriyaḥ (6.1)
« Celui ou celle qui effectue son devoir sans dépendre des fruits de ses actions est un·e renonçant·e, un·e yog·in·ī, et non celui ou celle qui ne fait pas de rituels, ni ne se fait à manger, ni agit d’aucune manière. »
Renonçant aux saṅkalpa, nous renonçons aux désirs ; peu importe alors que nous agissions effectivement dans le monde ou nous en retirions : dans la spiritualité, seule importe l’attitude intérieure. C’est pourquoi karma yogī/yoginī et saṃnyāsī/saṃnyāsinī renoncent tou·te·s deux au monde de manière égale.
यं संन्यासमिति प्राहुर्योगं तं विद्धि पाण्डव ।
न ह्यसंन्यस्तसङ्कल्पो योगी भवति कश्चन ॥ ६-२॥
yaṃ saṃnyāsam-iti prāhur-yogaṃ taṃ viddhi pāṇḍava
na hy-asaṃnyasta-saṅkalpo yogī bhavati kaścana (6.2)
« Sache que ce qu’on appelle renoncement n’est autre que l’action désintéressée (karma yoga), ô Arjuna ; on n’est certainement pas un·e yog·in·ī si l’on n’a pas renoncé aux pensées (saṅkalpa). »
En effet, que nous vivions dans le monde ou nous en retirions, ce n’est que lorsque nous cessons d’être obnubilé·॒e·s par les mille plaisirs et satisfactions des sens, pour privilégier en premier lieu une attitude intérieure juste, que le faisceau de notre attention se concentre. De plusieurs ambitions, nous passons à un but unique : la liberté absolue.
Alors seulement, la méditation profonde devient possible :
आरुरुक्षोर्मुनेर्योगं कर्म कारणमुच्यते ।
योगारूढस्य तस्यैव शमः कारणमुच्यते ॥ ६-३॥
ārurukṣor-muner-yogaṃ karma kāraṇam-ucyate
yogārūḍhasya tasyaiva śamaḥ kāraṇam-ucyate (6.3)
« Pour le·a sage qui cherche à s’élever vers le yoga (la méditation), il est dit que l’action (désintéressée) est le chemin ; pour celui ou celle qui a atteint le yoga (la méditation), la quiétude (le renoncement) est le chemin. »
Le chemin spirituel est ici dessiné avec précision : pour pouvoir méditer efficacement, nous devons nous préparer par l’action désintéressée ; lorsque notre désintéressement est tel que les fruits de l’action aussi bien que l’action elle-même nous laissent indifférent·e·s, alors il est temps de se désengager pour se consacrer à la pratique de la méditation.
Mais n’est-ce pas le divin tout puissant qui doit nous amener à lui, par sa grâce ? Autrement dit, l’évolution spirituelle est-elle une question d’abandon au divin ou bien d’effort personnel ? C’est ce que nous allons voir lors des prochaines séances au fil des prochains versets du chapitre 6 de la Bhagavad-gītā.
Pour continuer à lire sur la Bhagavad-gītā…
Les lettres hebdomadaires sur la Bhagavad-gītā ayant été mises en pause en 2023-2024, la fin du chapitre 4 et le chapitre 5 feront l’objet, au fil des prochains mois, de publications antidatées et accessibles uniquement sur lettres.bhugita.com ou bien via un lien comme ci-dessous :
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Tṛptidīpa, la lumière du contentement – pañcadaśī, chapitre 7
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Tattvabodha, la connaissance de la réalité de Śrī Śaṅkarācārya
Les principes fondamentaux de l’advaïta védanta
Un stage à l’Arche de Saint-Antoine se prépare pour le printemps 2025 et sera annoncé dans une prochaine lettre.
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Chaleureusement,
Sophie