Oṃ !
Tous les êtres, dans toutes les circonstances, recherchent une certaine forme de bonheur. Rien ne nous est plus précieux que le bonheur, pas même notre propre vie. Cela se traduit par un attachement intense à ce que nous percevons comme source de bonheur : liens sociaux, prospérité matérielle, santé physique et mentale, etc.
Toutefois, à ce jour, nous n’avons pas découvert de moyen définitif d’assurer un niveau de bonheur satisfaisant, ni pour soi ni pour autrui.
Ce problème se posait déjà à la Préhistoire, où remontent les premières traces de la tradition védique orale. Des visionnaires, les ऋषयः, ṛṣayaḥ (nominatif pluriel de ऋषि, ṛṣi) ou rishis de la tradition indienne nous invitent en effet déjà depuis plusieurs millénaires à changer de regard sur soi et le monde, à travers la philosophie de la non-dualité (advaïta védanta).
Ces sages soulignent la nature fluctuante de la pluralité, des phénomènes, du corps et du mental que nous pensons être : lorsque nous examinons méthodiquement ce que nous nommons « la réalité », celle-ci se révèle être tout sauf explicable, compréhensible, objective, rationnelle, observable, prédictible. Cela est particulièrement évident dans le fait que, par exemple, chaque avancée scientifique produit dix ou cent fois plus de questions qu’elle n’apporte de réponses, ad infinitum. Le monde phénoménologique est intrinsèquement subjectif et mouvant, car dépendant des limitations de nos outils de mesure et de traitement de l’information : les sens et le mental ou les équipements matériels conçus et créés pour observer des faits spécifiques.
Ces mêmes sages déclarent également la nature objective et non dépendante de ce qui est, par conséquent, une réalité absolue, appelée ब्रह्मन्, brahman. Objectif, non dépendant, absolu, et donc forcément universel : ce niveau de réalité est commun à tous les phénomènes et tous les êtres. Nous ne sommes jamais séparé·e·s de ce « un » ultime.
Le connaître, affirment les sages, revient à atteindre l’unité avec l’univers, le bonheur total et la libération de toutes les souffrances, inconditionnellement et à tout jamais, comme nous l’avons vu dans les versets 35 à 38 du chapitre 4 de la Bhagavad-gītā.
Avons-nous ici la solution universelle garantissant un bonheur parfait ?
श्रद्धावान् लभते ज्ञानं तत्परः संयतेन्द्रियः |
ज्ञानं लब्ध्वा परां शान्तिमचिरेणाधिगच्छति ||śraddhāvān labhate jñānaṃ tat-paraḥ saṃyatendriyaḥ
jñānaṃ labdhvā parāṃ śāntim acireṇādhigacchati (39)« La personne dotée de foi, de sincérité et de maîtrise de soi obtient la connaissance. Elle atteint alors en peu de temps une paix à nulle autre pareille. »
Il est tentant d’interpréter ce verset comme faisant l’éloge du dogme ; le prix de la sérénité serait donc bien élevé, et le projet de la vie spirituelle ne serait pas très différent de la religion.
Or l’advaïta védanta est une voie qui fait appel à l’intellect : la foi dont il est question ici est l’intuition que les textes védiques contiennent des enseignements dignes d’être étudiés avec sincérité, la confiance dans la tradition de cet enseignement qu’incarne l’enseignant·e et, enfin, la notion que la méthode proposée permet effectivement de parvenir à la paix intérieure.
La sincérité se traduit par un dialogue pertinent qui prend sa source dans un réel désir de comprendre – plutôt qu’un rejet unilatéral des paradigmes non duels.
Quant à la maîtrise de soi, ce n’est pas un rejet de la vie, mais la capacité à rester suffisamment concentré·e pour se consacrer à l’écoute des enseignements, prendre le temps d’y réfléchir et, une fois convaincu·e, de méditer.
C’est la même foi, la même sincérité et la même maîtrise de soi qui sont indispensables quel que soit le sujet d’étude – mais qui, lorsqu’elles sont mises au service de la connaissance du Soi, deviennent les clefs de la délivrance de toute souffrance, et ce, souligne Bhagavan, अचिरेण, acireṇa, rapidement.
Śrī Kṛṣṇa insiste sur ce point au verset suivant :
अज्ञश्चाश्रद्दधानश्च संशयात्मा विनश्यति |
नायं लोकोऽस्ति न परो न सुखं संशयात्मनः ||ajñaścāśraddadhānaś-ca saṃśayātmā vinaśyati
nāyaṃ loko’sti na paro na sukhaṃ saṃśayātmanaḥ (40)« L’ignorant·e, incrédule et sceptique périt ; ni ce monde, ni aucun monde supérieur, ni aucune joie n’est possible pour celui ou celle qui est pétri·e de doutes. »
Aussi bien dans la vie de tous les jours que dans le domaine spirituel, nous devons surmonter ces trois obstacles pour atteindre nos buts : l’ignorance, l’absence de confiance et les doutes – concernant les moyens mis en œuvre, mais aussi nos propres capacités.
S’il est aujourd’hui assez facile de remédier à tout type d’ignorance, le manque de confiance et les doutes apparaissent indépendamment de notre volonté : c’est ainsi que se manifeste notre intellect…
योगसंन्यस्तकर्माणं ज्ञानसञ्छिन्नसंशयम् |
आत्मवन्तं न कर्माणि निबध्नन्ति धनञ्जय ||yoga-saṃnyasta-karmāṇaṃ jñāna-sañchinna-saṃśayam
ātmavantaṃ na karmāṇi nibadhnanti dhanañjaya (41)« Celui ou celle qui a renoncé aux actions à travers le yoga, dont les doutes ont été résolus par la connaissance, qui est établi·e dans le Soi, n’est pas entravé·e par les actions, ô Arjuna. »
A-t-on vraiment une connaissance si l’intellect n’adhère pas à ce que nous croyons savoir ?
L’advaïta védanta accorde une grande importance aux doutes : ce n’est qu’en les formulant et en tâchant d’y répondre que nous pouvons parvenir à une conviction ferme, inébranlable et réellement transformatrice, appelée ज्ञाननिष्ठा, jñānaniṣṭhā, l’établissement dans la connaissance du Soi.
Réalisant ainsi notre véritable nature au-delà du temps et de l’espace, nous réalisons aussi que toute action est le fait d’un corps, d’un mental, d’un inconscient sans relation avec notre réelle essence ; cette connaissance est le renoncement aux actions, car on ne peut que renoncer à ce qui ne nous a jamais appartenu !
Celui ou celle qui parvient à cette réalisation n’est plus entravée par les actions ni leurs résultats : c’est la libération de la crainte et de la souffrance.
Śrī Kṛṣṇa conclut alors le chapitre 4 de la Bhagavad-gītā avec cette exhortation :
तस्मादज्ञानसम्भूतं हृत्स्थं ज्ञानासिनात्मनः |
छित्त्वैनं संशयं योगमातिष्ठोत्तिष्ठ भारत ||tasmād ajñāna-sambhūtaṃ hṛt-stha jñānāsinātmanaḥ
chittvainaṃ saṃśayaṃ yogam ātiṣṭhottiṣṭha bhārata (42)« Par conséquent, ayant coupé par l’épée de la connaissance le doute sur le Soi résidant dans ton cœur et né de l’ignorance, prends refuge dans la connaissance et relève-toi, ô Arjuna. »
L’ignorance de notre véritable nature est comme un nœud – plus nous nous débattons, plus il se resserre.
Son siège est le cœur, c’est-à-dire le centre de notre être, là où se rejoignent les différentes parties de notre vie et qui, dans la tradition védique, correspond à l’intellect.
À l’image de ce monde sans queue ni tête, ce nœud ne peut être démêlé, pas même avec toute la patience du monde ; mais la tradition des ṛṣayaḥ ou rishis, les sages védiques, nous arme d’une lame à laquelle rien ne résiste : la connaissance de notre véritable nature.
Lorsque nous réalisons que nous ne sommes ni ce corps ni ce mental, les entraves tombent à terre ; lorsque nous savons que notre essence est le support même de toute manifestation, nous pouvons puiser en nous-même une force infinie et nous relever pour surmonter tous les obstacles.
Chaleureusement,
Sophie
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