Oṃ !
यज्ञशिष्टामृतभुजो यान्ति ब्रह्म सनातनम् |
नायं लोकोऽस्त्ययज्ञस्य कुतोऽन्यः कुरुसत्तम ||
yajña-śiṣṭāmṛta-bhujo yānti brahma sanātanam
nāyaṃ loko’styayajñasya kuto’nyaḥ kuru-sattama
« Ceux qui consomment le nectar d’immortalité qui reste après les sacrifices atteignent l’éternel, l’ultime, l’absolu, brahman ; ce monde n’appartient pas à ceux qui ne font pas de sacrifice, que dire alors des autres mondes ? »
À travers une série d’exemples, Śrī Kṛṣṇa nous a invité·e·s à réaliser que nos actions sont toujours liées à un idéal.
De ces actions, nous attendons des résultats qui ne semblent pas directement liés à ce que nous faisons. Par exemple, lorsque nous offrons notre travail ou nos marches dans la rue à une divinité, à la fois proche et lointaine, du nom de « la retraite », ses bénédictions (argent, temps, sécurité) ont finalement peu de ressemblance avec les offrandes que nous lui avons faites (travail ou grève, manifestations). Cet exemple peut être transposé à tous les domaines de la vie : famille, carrière, vacances, argent…
S’abstenir de tout sacrifice, de toute action ayant une portée symbolique reviendrait à ne vivre qu’au niveau du corps et de la satisfaction des besoins primaires, à exister sans libre arbitre. Dans une telle situation, l’horizon individuel est limité au point qu’aucune conquête, ni dans le monde ni en soi, n’est possible.
Toutes nos actions délibérées, quelles qu’elles soient, ne sont donc jamais que des sacrifices à l’autel d’un dieu ou d’une déesse (Bhagavad-gītā, chapitre 4, versets 24 à 30).
Comme les actions par nature produisent des résultats (quoique rarement exactement ceux que nous attendons), tous les objets et les expériences que nous obtenons sont le fruit de sacrifices.
Si toutes les actions sont des sacrifices, faisons-nous des pratiques spirituelles sans nous en apercevoir ?
Un idéal matériel (comme la retraite) produit des fruits matériels ; il faut donc offrir nos actions à un idéal spirituel pour obtenir un résultat spirituel !
Notre cheminement sur la voie spirituelle débute lorsque nous dédions nos actions à la source même des divinités, à la conscience qui préside à l’ensemble de l’univers physique (le cosmos), subtil (la totalité de la vie, des pensées, émotions, sensations, etc.) et causal (l’infini des possibles non manifestés).
Si nous consacrons une partie ou la totalité de nos actions à la quête du divin et de la réalisation du Soi, celles-ci obéissent à cet objectif, sont offerte à ce but. L’action réalisée en ce sens est transmutée en offrande, et par là même, son résultat devient un reste du sacrifice. Les expériences qui résultent de nos offrandes, et que nous consommons en les traversant, sont donc de la nature du sacrifice divin – un nectar d’immortalité, selon Śrī Kṛṣṇa dans ce verset 31.
Pourquoi cette notion d’immortalité ?
Une vie de désintéressement et de discipline – où l’action est comme un sacrifice au divin – produit les conditions nécessaires à la réalisation du Soi, la réalisation que, sans début ni fin, l’existence absolue est notre véritable nature. Jamais né·e·s, nous ne mourrons jamais, car nous sommes essentiellement le substrat même de l’espace, du temps et de toutes les expériences.
एवं बहुविधा यज्ञा वितता ब्रह्मणो मुखे |
कर्मजान्विद्धि तान्सर्वानेवं ज्ञात्वा विमोक्ष्यसे ||evaṃ bahu-vidhā yajñā vitatā brahmaṇo mukhe
karma-jān viddhi tān sarvān evaṃ jñātvā vimokṣyase« Ainsi, divers sacrifices ont été présentés dans la bouche de brahman (les textes sacrés). Sache qu’ils sont tous nés de l’action ; et sachant cela, tu seras libéré. »
Nous constatons que tou·te·s les aspirant·e·s spirituel·le·s n’atteignent pas la réalisation du Soi ; alors quel sacrifice devons-nous faire précisément pour pouvoir goûter au nectar d’immortalité ?
Anticipant cette question, qui revient sans cesse sous diverses formes dans nos esprits, même après de longues années d’étude de l’advaïta védanta, Śrī Kṛṣṇa précise au verset 32 que les Védas (et par extension tous les textes spirituels et religieux du monde) prescrivent des pratiques spirituelles diverses et variées, avec notamment de nombreuses injonctions et interdictions.
Les traditions se contredisent entre elles dans leurs détails – par exemple, pour certaines, le jour sacré seraient le dimanche, pour d’autres le samedi ou encore le vendredi, et pour d’autres encore, tous les jours de la semaine sont sacrés –, mais toutes affirment à l’unisson que ces pratiques et disciplines sont indispensables pour atteindre le but ultime.
Tout indispensables qu’elles soient, elles n’en restent pas moins des actions ; les reconnaissant pour ce qu’elles sont, déclare Śrī Kṛṣṇa à son ami Arjuna, tu seras libéré.
Finalement, ce n’est pas une action spécifique ni un ensemble de pratiques qui nous libèrent. En effet, nous ne pouvons agir que si nous sommes le corps ou le mental et les fruits de l’action sont des expériences physiques et subtiles, donc nécessairement limités.
En reconnaissant que les pratiques spirituelles et religieuses, étant des actions, ne produisent qu’un effet fini et sont donc impuissantes si l’on veut atteindre l’absolu, cela nous incite à reconnaître que nous ne sommes ni le corps, ni le mental, à découvrir ce qui en nous est déjà illimité, nous amenant à la réalisation du Soi, la libération.
Cette compréhension nous libère aussi des affres dans lesquelles nous plongent les contradictions et dilemmes inhérents aux injonctions religieuses et spirituelles, et donc, finalement, de ces injonctions elles-mêmes.
C’est pourquoi Śrī Kṛṣṇa entame le verset 33 en déclarant la supériorité de l’action sur les pratiques.
श्रेयान्द्रव्यमयाद्यज्ञाज्ज्ञानयज्ञः परन्तप |
सर्वं कर्माखिलं पार्थ ज्ञाने परिसमाप्यते ||śreyān dravya-mayād yajñāj jñāna-yajñaḥ parantapa
sarvaṃ karmākhilaṃ pārtha jñāne parisamāpyate« Supérieur aux sacrifices avec auxiliaires est le sacrifice de la connaissance, ô Arjuna. L’intégralité de toutes les actions culmine dans la connaissance. »
Ici, l’action est indiquée par l’expression द्रव्ययज्ञ, dravya-yajña, qui signifie « sacrifice avec des substances (ou, par extension, des auxiliaires) ». Toute forme d’action présuppose la présence d’un sujet et d’un objet, c’est-à-dire d’une séparation entre cellui qui agit et le siège de l’action, ainsi que l’action en elle-même ; ainsi le sacrifice qui repose sur l’existence d’une division implique nécessairement une action.
Ce type de sacrifice est opposé au ज्ञानयज्ञ, jñāna-yajña, « le sacrifice de la connaissance » qui consiste à reconnaître l’absolu là où nous pensions voir l’individu, à dissoudre métaphoriquement le « petit je » dans le « grand je », l’égo dans la conscience pure, à travers la réalisation de la nature illusoire de la personne que nous avons cru être et de la distance qui la séparait du monde (cf. le verset 25).
C’est en effet dans cette connaissance que culminent toutes les actions, de la même manière que tous les fleuves se jettent dans l’océan.
Nos actions ont toujours un seul et même but : atteindre la paix, éviter la souffrance. Nous parvenons certes à atteindre ces buts, mais toujours de manière imparfaite, car limitée dans le temps.
La paix à nulle autre pareille, l’éradication de toute souffrance à laquelle nous aspirons est éternelle, sans fin et donc sans commencement ; elle ne peut pas être extérieure à moi, car sinon je risquerais de la perdre. Elle est ma véritable nature – et je ne peux « l’obtenir » qu’en reconnaissant ma véritable identité, sat-cit-ānanda, existence, conscience et félicité absolues.
Les efforts extraordinaires que nous déployons pour prendre notre place dans le monde ne peuvent donc aboutir qu’avec la non-action, la connaissance de notre nature.
Mais pourquoi alors fait-on si grand cas des pratiques spirituelles et des injonctions religieuses ? Ne sont-elles pas, après tout, proposées dans les plus anciens textes de l’humanité ?
Alors que nous passons nos vies à essayer d’atteindre le bonheur et d’éviter la souffrance, pour la grande majorité, la notion de réalisation du Soi est bien éloignée des préoccupations quotidiennes. Si, par hasard, la spiritualité entre dans nos vies, il est probable que nous ne comprenions pas tout d’emblée, ou bien que nous pensions comprendre alors que ce n’est pas le cas.
Ces phénomènes universels, de manque d’intérêt ou de compréhension, sont causés par une préparation imparfaite. Nous nous retrouvons alors dans une situation inconfortable : nous avons des aspirations spirituelles mais ne parvenons pas encore à réaliser le Soi.
Toutes les pratiques religieuses et spirituelles ont pour objet de venir remédier à cette situation en préparant notre esprit pour la réalisation du Soi. L’action est donc absolument indispensable sur le chemin spirituel.
Cela signifie-t-il que la connaissance se manifeste spontanément dans un mental préparé ?
तद्विद्धि प्रणिपातेन परिप्रश्नेन सेवया |
उपदेक्ष्यन्ति ते ज्ञानं ज्ञानिनस्तत्त्वदर्शिनः ||tad viddhi praṇipātena paripraśnena sevayā
upadekṣyanti te jñānaṃ jñāninas tattva-darśinaḥ« Sache-le par des prosternations, par des questions, par le service : les sages qui voient la réalité te l’enseigneront. »
Pour la réalisation du Soi, l’enseignement est indispensable – Śrī Kṛṣṇa l’affirme comme tous les textes de la tradition védique. L’enseignant·e doit être à la fois :
ज्ञानिन्, jñānin, un·e érudit·e qui a étudié dans la tradition védique, et
तत्त्वदर्शिन्, tattvadarśin, une personne qui « voit » la réalité, qui la connaît de manière immédiate, qui est établie dans le Soi.
L’aspirant·e aussi doit avoir certaines qualifications :
la révérence pour cette tradition immensément précieuse, qui se manifeste par sa façon d’approcher l’enseignant·e avec des prosternations,
le désir de libération, qui s’exprime par des questions telles que « qu’est-ce que la libération ? », « comment l’obtenir ? », « pourquoi subissons-nous de telles entraves ? », etc.,
l’humilité et la capacité d’harmoniser son mode de vie et de communication avec celui de l’enseignant·e, dans le cadre de service dans l’ashram de cellui-ci, par exemple.
Lorsque l’élève qualifié·e rencontre un·e véritable enseignant·e, alors la connaissance se produit et l’aspirant·e atteint la réalisation du Soi.
Quels sont les fruits de la réalisation du Soi ?
यज्ज्ञात्वा न पुनर्मोहमेवं यास्यसि पाण्डव |
येन भूतान्यशेषेण द्रक्ष्यस्यात्मन्यथो मयि ||yaj jñātvā na punar moham evaṃ yāsyasi pāṇḍava
yena bhūtānyaśeṣeṇa drakṣyasyātmanyatho mayi« Sachant cela, ô Arjuna, tu ne retomberas pas ainsi dans l’illusion (dans laquelle tu te trouves), et par ce moyen, tu verras tous les êtres en Toi et aussi en Moi. »
La connaissance de notre nature essentielle nous révèle du même coup la nature de l’univers ; se connaissant soi-même, nous découvrons l’immensité du divin en nous, l’existence pure qui permet le déploiement de l’illusion cosmique, l’apparition de tous les êtres.
Libéré·e·s de l’illusion, nous sommes à toujours libre du conflit et de ses conséquences – la réalisation du Soi est l’émancipation totale, la fin de la peur, l’obtention de la sérénité sans début ni fin.
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À très vite :)
Sophie
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