Oṃ !
Mea culpa :
La translittération du Mahālakṣmyaṣṭakam envoyé jeudi à l’occasion de Divālī contenait des fautes de frappe ; la version corrigée est disponible ici (et en PDF sur demande).
Récemment encore, on m’a fait remarquer combien les injonctions de la Bhagavad-gītā à cultiver l’équanimité peuvent sembler culpabilisantes. Comment maîtriser ses sens, contrôler son mental, cultiver la paix intérieure dans un monde plein d’enjeux forts, qui exige toute notre attention, dans un quotidien où nous devons être constamment en alerte pour réagir rapidement et de manière adaptée ?
Chez Arjuna qui reçoit cet enseignement sur le champ de bataille, cette question se posait sans doute déjà… Śrī Kṛṣṇa nous invite-t-il à faire la sourde oreille face aux signaux de notre corps et de notre mental ?
On voit bien qu’ignorer ce que nous ressentons entraîne des dégâts, par exemple si nous nous persévérons longtemps sur une voie qui ne nous correspond pas. Cela ne semble pas compatible avec un enseignement sain et lumineux, bien que ce travers soit fréquent dans beaucoup d’environnements, y compris spirituels.
Certaines personnes savent intuitivement ce qui est bien pour elles, comment trouver leur place dans le monde ; mais pour la plupart d’entre nous, il est plus difficile d’anticiper les effets de nos choix sur notre bien-être, et nous attendons une inéluctable crise pour, parfois, faire les ajustements nécessaires. Pour d’autres, enfin, le monde est vécu avec tant de violence – aux niveaux physique, sensoriel, relationnel, existentiel – que se fier à ses ressentis mène inévitablement à l’impasse, la prostration, l’immobilisme si décrié dans la Bhagavad-gītā.
Pour celles et ceux d’entre nous qui appartiennent à ces deux dernières catégories, nous nous appuyons avec d’autant plus d’espoir sur les valeurs de notre milieu ou de la société ; lorsqu’il s’avère que ceux-ci ne nous conduisent pas au bonheur, nous cherchons ailleurs, parfois dans la religion ou la spiritualité.
Nous nous trouvons alors en danger de spiritual bypassing, le « contournement ou court-circuitage spirituel », un concept développé dans les années 1980 par John Welwood et évoqué dans nos cours par Anahi, défini comme :
« la tendance à utiliser des idées et pratiques spirituelles pour éviter ou ne pas traiter des difficultés émotionnelles ou des blessures psychologiques qui n’ont pas été surmontées, ou des tâches développementales inachevées ».
Qui parmi nous n’a jamais été tenté·e de d’enfouir ses émotions ?
Ce concept de court-circuitage spirituel peut sembler paradoxal, car on vient aux pratiques spirituelles précisément pour se libérer d’émotions inconfortables, pour surmonter des dissonances cognitives, réconcilier nos ambitions et nos ressentis. Et le yoga, la dévotion, la méditation ouvrent les vannes, font parfois même sauter les mécanismes de compensation en place.
Mais alors, nous pouvons nous trouver nu·e·s, démuni·e·s face à des vagues d’émotions et d’aspirations longtemps contenues.
Dans cette situation, si nous tentons de refouler cette sensibilité retrouvée, sous prétexte de spiritualité, de sérénité et d’amour universel, c’est une violence supplémentaire qu’on s’inflige, en étouffant une fois de plus la voix intérieure censée nous diriger vers le plus grand bien, le svadharma puis l’éveil.
Pourquoi Śrī Kṛṣṇa, dans sa grande sagesse, parle-t-il toujours de se maîtriser, mais jamais de s’écouter ?
La Bhagavad-gītā s’adresse à quelqu’un qui est déjà dans son svadharma, sa juste place dans le monde, Arjuna, un guerrier archétypique. Plus généralement, la difficulté à connaître notre juste place dans le monde est l’une des caractéristiques de l’âge cosmique dans lequel nous nous trouvons, le kaliyuga, et n’était pas si saillante ni aussi répandue à l’époque du chant de Śrī Kṛṣṇa. Cette instabilité actuelle est en réalité une chance puisqu’elle nous incite d’autant plus à enquêter sur le Soi.
Il ne serait pas venu à l’idée d’une personne de cette époque d’ignorer son ressenti, et il n’était donc pas nécessaire pour Śrī Kṛṣṇa d’inciter explicitement Arjuna à prêter attention à sa voix intérieure.
Néanmoins, cette dimension est présente de manière implicite tout au long de la Bhagavad-gītā – à travers le terme yukta. Intraduisible, souvent paraphrasé dans les commentaires de Swami Chinmayananda et Swami Dayananda comme « ayant une personnalité intégrée », ce dérivé de yuj (racine verbale de yoga) indique l’état de maturité de l’aspirant·e spirituel·le chez qui le corps, les sens, le mental et l’intellect tendent vers un seul et même but, gouvernés par une motivation intérieure.
La difficulté pour nous, outre les distractions de notre époque, réside dans le fait que nous sommes rarement yukta avant que s’éveille en nous l’appel spirituel, et c’est parfois, comme nous l’avons évoqué plus haut, ce manque d’intégration même qui est le moteur de notre quête !
Nous avons donc recours aux pratiques spirituelles pour devenir plus yukta : une fonction essentielle du yoga, de la dévotion, de la méditation et des enseignements est bien de nous amener à accueillir, dans des conditions aussi bienveillantes et sécurisantes que possible, « les difficultés émotionnelles ou les blessures psychologiques qui n’ont pas été surmontées, ou les tâches développementales inachevées », de manière à rendre notre être plus harmonieux…
En louant la maîtrise de soi, l’équanimité et la sérénité, Śrī Kṛṣṇa nous invite donc à donner leur juste place à nos ressentis, à les observer délibérément pour les connaître, à s’appuyer sur eux pour choisir la voie la plus propice à notre épanouissement et notre évolution, la voie où notre corps, nos sens, notre mental et notre intellect pourront agir de concert dans un seul et même but : s’établir fermement dans la vision de l’unicité.
Le samadarśanam, la vision de l’unicité caractérise le regard que pose l’être réalisé sur le monde – cette attitude qui lui est naturelle est, pour l’aspirant·e spirituel·le, une pratique inspirante :
जितात्मनः प्रशान्तस्य परमात्मा समाहितः ।
शीतोष्णसुखदुःखेषु तथा मानापमानयोः ॥ ६-७॥jitātmanaḥ praśāntasya paramātmā samāhitaḥ
śītoṣṇa-sukhaduḥkheṣu tathā mānāpamānayoḥ (6.7)« Le Soi suprême de celui ou celle qui maîtrise son corps et son esprit, et qui est paisible devient directement perceptible – iel est égal·e dans le froid et la chaleur, le plaisir et la douleur, ainsi que l’honneur et le déshonneur. »
Lorsque nous sommes yukta, alors nous pouvons atteindre la paix : dans un premier temps parce que nous ne subissons plus de déchirement intérieur à cause d’aspirations incommpatibles entre elles, puis dans un second temps lorsque nous nous établissons dans la connaissance du Soi. Après la réalisation de notre essence immuable, les inévitables expériences du corps (comme le froid et la chaleur), du mental (comme la joie et la souffrance) et de l’intellect (comme l’honneur et le déshonneur) ne viennent plus troubler notre sérénité sans commencement ni fin.
La vie intérieure de l’être réalisé est donc absolument paisible ; mais le monde n’est-il pas fait de pluralité ?
ज्ञानविज्ञानतृप्तात्मा कूटस्थो विजितेन्द्रियः ।
युक्त इत्युच्यते योगी समलोष्टाश्मकाञ्चनः ॥ ६-८॥jñāna-vijñāna-tṛptātmā kūṭastho vijitendriyaḥ
yukta ity-ucyate yogī sama-loṣṭāśma-kāñcanaḥ (6.8)« Celui ou celle dont le mental est satisfait par la connaissance et la sagesse, inébranlable, ayant conquis les sens est dit·e accompli·e ; pour ce yogī, une motte de terre, une pierre ou une pépite d’or sont égaux. »
Malgré la multiplicité des apparences et des usages, l’être réalisé, inébranlable dans sa sagesse, voit tous les objets de manière égale : les noms et les formes ont pour cette personne cédé la place à l’omniprésente réalité absolue, existence, conscience et félicité infinies.
Pour parvenir à cet état, l’enseignement et la reconnaissance personnelle de l’unicité sont indispensables – et accessibles uniquement à celui ou celle qui a une bonne maîtrise intérieure. Il est alors dit de cette personne qu’elle est yukta, un·e yog·in·ī au sens le plus abouti, c’est-à-dire qu’elle a réalisé le Soi.
Qu’en est-il de ses relations avec les autres ?
सुहृन्मित्रार्युदासीनमध्यस्थद्वेष्यबन्धुषु ।
साधुष्वपि च पापेषु समबुद्धिर्विशिष्यते ॥ ६-९॥suhṛn-mitrāryudāsīna-madhyastha-dveṣya-bandhuṣu
sādhuṣvapi ca pāpeṣu samabuddhir-viśiṣyate (6.9)« Cette personne excelle qui voit d’un œil égal son bienfaiteur, son ami, son ennemi, une personne indifférente, médiatrice ou détestable, un membre de sa famille, les personnes vertueuses et même les pêcheurs. »
C’est le summum du désintéressement : les intentions et attitudes d’autrui à son égard sont indifférentes à l’être réalisé ; voyant en chaque chose l’existence absolue, iel voit également en chaque être la conscience absolue, le support de la manifestation, la félicité éternelle – et porte à chacun·e le même amour qu’à soi-même.
Comment atteindre cet excellent résultat ?
En ce chapitre 6, Śrī Kṛṣṇa prescrit la méditation – dès le prochain verset, nous commencerons à aborder les étapes de cette pratique.
Question : Je n’ai pas l’impression d’être yukta, est-il pertinent de suivre des enseignements de l’advaïta védanta ?
Réponse : Oui, car il y a plusieurs niveaux de lecture dans la Bhagavad-gītā et chacun·e peut en tirer une inspiration bénéfique et de la motivation pour la vie spirituelle.
Il est indispensable d’avoir une pratique spirituelle personnelle et quotidienne en parallèle des enseignements.
Question : Je ressens de l’agitation et des difficultés à me concentrer pendant les cours d’advaïta védanta, que faire ?
Réponse : Notre niveau de concentration peut dépendre de plusieurs facteurs, par exemple :
Sans doute suffit-il d’intensifier votre pratique spirituelle comme le yoga ou la dévotion, toujours dans une attitude de désintéressement.
Vous pouvez faire des ajustements au niveau de votre mode de vie pour favoriser sattva, en veillant à votre équilibre physiologique à travers une hygiène de vie adaptée et en cultivant la douceur au quotidien, notamment avec vous-même.
Vous pouvez essayer de suivre d’autres profs, qui vous conviendront peut-être mieux.
Il est possible que vous soyez dans une période de votre vie où vous avez d’autres priorités, et dans ce cas, il faut peut-être faire une pause.
Peut-être avez-vous des réticences concernant cet enseignement : s’il vous semble incompatible avec votre foi, vos opinions politiques ou votre façon de voir le monde, mais qu’il vous interpelle quand même, vous pouvez formuler précisément ces questions et en parler avec votre enseignant·e.
Notre approche met l’accent sur l’attitude quotidienne et l’élimination des doutes par la compréhension. Cette façon d’enseigner est fortement inspirée de la tradition indienne, mais il existe un enseignement occidental de la non-dualité (le « néo-advaïta »), plus centrées sur des pratiques méditatives et expérientielles, qui correspond à certaines sensibilités (nous conseillons toutefois d’éviter les enseignements qui mêlent non-dualité et manifestation).
Pour continuer à lire sur la Bhagavad-gītā…
Les lettres hebdomadaires sur la Bhagavad-gītā ayant été mises en pause en 2023-2024, les versets du chapitre 5 font l’objet, au fil des mois, de publications antidatées et accessibles uniquement sur lettres.bhugita.com (en cherchant bien) ou via un lien comme ci-dessous pour les versets 4, 5 et 6 :
Prochains rendez-vous
La Bhagavad-gītā
En ligne sur Zoom les dimanches de 18h à 19h15
À Montpellier les jeudis de 18h30 à 19h45 chez Yogahimsa, 22 rue Saint-Léon aux Beaux-Arts
Pour nous rejoindre, il suffit de répondre à cet e-mail. Si des personnes le souhaitent, un horaire supplémentaire en ligne ou en personne peut être proposé.
Tṛptidīpa, la lumière du contentement – pañcadaśī, chapitre 7
En ligne les lundis de 18h à 19h15 et les mercredis de 15h15 à 16h30.
Ce cycle de cours en ligne se poursuit tout au long de l’automne.
Stages
Le Divin et le Soi le week-end des 5 et 6 juillet, suivi de Tattvabodha, la connaissance de la réalité de Śrī Śaṅkarācārya la semaine du 6 au 12 juillet 2025 à l’Arche de Saint Antoine.
Les tarifs et modalités d’inscription seront annoncés dans une prochaine lettre.
Au plaisir de vous retrouver bientôt !
Chaleureusement,
Sophie