Oṃ !
Un ami me posait des questions avant-hier à propos de mon expérience au sein d’une petite communauté qui s’occupait d’un groupe de temples hindous, d’animaux recueillis et d’un hospice pour personnes en soins palliatifs, dans une campagne isolée et humide. Une petite année pittoresque et en montagnes russes.
De fil en aiguille, cet ami m’a demandé plus précisément si des comportements franchement discutables que j’avais observés ou dont j’avais eu vent par la suite ne m’avaient pas détournée de la spiritualité.
Tout·e aspirant·e spirituel·le se heurte un jour à la déception, à la désillusion, parfois à la trahison de ses idéaux.
C’est une chance.
Notre difficulté à renoncer à un·e enseignant·e ou une organisation est proportionnelle à notre dépendance vis-à-vis de cette personne ou du contexte de nos pratiques spirituelles, et à nos fausses notions sur la spiritualité.
Bien que douloureuse et révoltante, cette expérience nous met face aux faits : notre pratique spirituelle (c’est-à-dire essentiellement notre attitude) accroît-elle notre indépendance ou notre dépendance du monde ? Nous amène-t-elle à puiser notre force au plus profond de soi ou à chercher le soutien de facteurs extérieurs ? Cette personne ou cet environnement m’amenaient-ils à davantage de liberté, de dignité ?
L’émancipation n’est pas instantanée, et il est bien nécessaire de s’appuyer sur des pratiques formelles, des guides ou enseignant·e·s, une communauté pour les plus chanceuses et chanceux d’entre nous. Toutefois, ce sont des béquilles, imparfaites, transitoires et vouées à être abandonnées un jour ; et lorsque ce moment vient, c’est le signe que nous avons bien travaillé. Il nous revient d’en faire bon usage, avec discernement ; de toujours nous souvenir que la porte d’entrée et l’aboutissement du chemin résident en nous, que personne d’autre n’en a les clefs, qu’il nous appartient de pousser la porte et de gravir les marches.
L’émancipation est l’opposé de la dépendance. La libération est la souveraineté absolue.
Śrī Kṛṣṇa le met en avant tout au long de la Bhagavad-gīṭā ; il n’a de cesse de nous exhorter à réduire notre dépendance des expériences, à cultiver l’équanimité, comme nous l’avons vu dans notre précédente lettre, particulièrement au verset 4 du chapitre 6 : « Lorsqu’une personne n’est attachée ni aux objets des sens ni aux actions, renonçant à toute pensée, alors il est dit qu’elle a atteint le yoga. »
Mais il va encore plus loin avec le verset suivant :
उद्धरेदात्मनात्मानं नात्मानमवसादयेत् ।
आत्मैव ह्यात्मनो बन्धुरात्मैव रिपुरात्मनः ॥ ६-५॥uddhared-ātmanātmānaṃ nātmānam-avasādayet
ātmaiva hy-ātmano bandhur-ātmaiva ripur-ātmanaḥ (6.5)« Il faut s’élever par soi-même, et ne pas s’abaisser par soi-même ; car le Soi seul est certainement l’ami·e de soi-même, et on est soi-même son ou sa propre ennemi·e. »
Si nous ne faisons pas preuve de bienveillance envers nous-mêmes, les conditions nécessaires pour notre évolution ont beau être présentes, rien ni personne ne peut nous sauver.
Le plus grand acte de malveillance envers soi est l’absence de clarté sur notre but et les moyens d’y parvenir.
Dans la vie spirituelle, si nous entendons encore et encore les enseignements non duels sans pour autant qu’ils transforment notre rapport au monde et à nous-même, c’est un signe de la nécessité de travailler sur notre personnalité, et particulièrement sur les qualités qu’énumèrera Śrī Kṛṣṇa au verset 42 du chapitre 18 :
śama, la paix intérieure,
dama, la maîtrise des sens,
tapa, la discipline dans l’action, la parole et le mental,
śauca, la pureté des pensées et émotions,
kṣānti, la clémence,
ārjava, la véracité, et particulièrement l’entière disponibilité de toutes mes ressources intérieures pour atteindre mon but,
jñāna, la connaissance,
vijñāna, la réalisation,
āstikya, la confiance en soi et dans les enseignements.
Les pratiques spirituelles et religieuses n’ont de valeur dans nos vies que dans la mesure où elles nourrissent ces qualités.
De surcroît, les fruits promis par les upaniṣad – libération de la souffrance, des attachements et aversions, obtention de la félicité absolue – ne portent leur fruit que si mokṣa, la libération, est réellement notre but unique.
Or, bien souvent, que nous soyons dans le monde ou dans la voie monastique, nous pensons vouloir la libération tout en continuant d’entretenir avec beaucoup de sincérité des attachements, des ambitions, des rêves intenses. Dans cette situation, nous sommes notre pire ennemi·e et aucun succès n’est possible :
बन्धुरात्मात्मनस्तस्य येनात्मैवात्मना जितः ।
अनात्मनस्तु शत्रुत्वे वर्तेतात्मैव शत्रुवत् ॥ ६-६॥
bandhur-ātmātmanas-tasya yenātmaivātmanā jitaḥ
anātmanas-tu śatrutve vartetātmaiva śatruvat (6.6)« Chez celui ou celle qui s’est conquis·e soi-même (corps, sens et mental) par soi-même (l’intellect), son soi est l’ami de soi-même. Mais pour celui ou celle qui ne s’est pas conquis·e soi-même (qui n’a pas de maîtrise de soi), son soi agit comme un ennemi, contre ses propres intérêts. »
Dans toute entreprise, il est bien naturel qu’il y ait parfois des réticences, des vacillements, qui exigent que nous gardions notre vigilance et notre confiance en soi, les yeux sur le but – c’est pourquoi on peut véritablement parler de conquête de soi-même.
Quel sentiment de défaite lorsque nous n’arrivons pas, par notre propre faute, à atteindre nos buts… et quelle douce victoire lorsque nous nous dépassons !
L’ensemble des instruments de notre personnalité doit donc tendre vers un seul but, ce qui implique nécessairement un certain niveau d’équanimité, de détachement.
Comment se sortir soi-même de l’océan du saṃsāra ? Comment devenir notre meilleur·e ami·e ? Comment harmoniser nos instruments ?
C’est le rôle des pratiques spirituelles :
en mettant notre corps au service de l’univers par l’action désintéressée,
en accordant notre mental et notre intellect avec l’intelligence cosmique par la dévotion,
en plongeant dans l’infini des possibles, en sortant du temps et de l’espace avec le samādhi (la méditation profonde, aboutissement du yoga),
et enfin, en réalisant notre unité essentielle avec la source de toute chose, l’existence, la conscience pures, la félicité, la réalité absolue à travers la connaissance de notre véritable nature.
Pour conclure dans la continuité de notre introduction, quand bien même certains enseignements, lieux ou pratiques ont des imperfections, ils peuvent être de puissants leviers de purification et de discernement ; souvent, ils jouent un rôle important dans notre parcours. Si nous rencontrons des déceptions, c’est toujours par manque de discernement sur notre but, par ignorance, parce que nous cherchons des expériences, parce que nous n’entendons pas qu’il n’est pas nécessaire d’accéder à ce qui est.
L’advaïta védanta est un puissant instrument de désenvoûtement et de souveraineté.
Śrī Kṛṣṇa évoquera cette dimension au fil des versets suivants, portant sur les fruits de cette connaissance.
Pour continuer à lire sur la Bhagavad-gītā…
Les lettres hebdomadaires sur la Bhagavad-gītā ayant été mises en pause en 2023-2024, le chapitre 5 fait l’objet, au fil des mois, de publications antidatées et accessibles uniquement sur lettres.bhugita.com (en cherchant bien) ou via un lien comme ci-dessous :
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Tṛptidīpa, la lumière du contentement – pañcadaśī, chapitre 7
En ligne les lundis de 18h à 19h15 et les mercredis de 15h15 à 16h30.
Ce cycle de cours en ligne se poursuit tout au long de l’automne.
Stages
Le Divin et le Soi le week-end des 5 et 6 juillet, suivi de Tattvabodha, la connaissance de la réalité de Śrī Śaṅkarācārya la semaine du 6 au 12 juillet 2025 à l’Arche de Saint-Antoine.
Les tarifs et modalités d’inscription seront annoncés dans une prochaine lettre.
Au plaisir de vous retrouver bientôt !
Chaleureusement,
Sophie