Religion ou spiritualité ? Quelle différence ?
Bonne année ! Meilleurs vœux ! Lumière et amour !
Oṃ !
Dans notre dernière lettre, à l’occasion du solstice d’hiver et des versets de Śrī Kṛṣṇa sur sa nature divine au chapitre 4 de la Bhagavad-gītā, nous évoquions un être solaire et porteur de renouveau, l’avatar Narasiṃha (ou Nṛsiṃha) et les conditions de son apparition extraordinaire.
Quel rapport entre ces récits et la réalisation du Soi en général ?
Pour le dire autrement, puisque l’existence de Dieu (et à plus forte raison, des avatars) est une question de foi, et la présence du Soi relève de notre expérience immédiate, pourquoi faire appel à des mythes qui reposent sur la foi dans le contexte de la non-dualité ?
Dans la lettre précédente, nous esquissions un lien entre la nature fondamentalement incommunicable, inobjectivable de la réalité absolue et la descente du divin parmi nous : deux phénomènes inexplicables et qui pourtant se justifient mutuellement.
L’avatar est l’incarnation du divin. Sous sa forme terrestre, il semble soumis aux limitations inhérentes à son corps et sa personnalité, mais il n’en est pas moins la conscience qui préside à l’ensemble de l’univers.
Dans le Viṣṇu purāṇa (6.5.74) cette conscience, le divin, est définie ainsi :
ऐश्वर्यस्य समग्रस्य धर्मस्य यशसः श्रियः।
वैराग्यस्याथ मोक्षस्य षण्णां भग इतीरणा ||
aiśvaryasya samagrasya dharmasya yaśasaḥ śriyaḥ
vairāgyasyātha mokṣasya ṣaṇṇāṃ bhaga itīraṇā
Elle est caractérisée par six qualités – भग, bhaga, d’où ses dénominations, भगवान्, bhagavān (au masculin) et भगवती, bhagavatī (au féminin) :
ऐश्वर्य, aiśvarya, la souveraineté, la suprématie totales sur l’univers
धर्म, dharma, l’ordre cosmique inflexible, la droiture sans compromis
यशस्, yaśas, la renommée
श्री, śrī, la prospérité absolue
वैराग्य, vairāgya, le détachement total
मोक्ष, mokṣa, la liberté absolue que procure la connaissance du Soi
Dans une version alternative, धर्म, dharma, l’ordre cosmique est remplacé par वीर्य, vīrya, la puissance créatrice, nourricière et destructrice du divin et, à la place de मोक्ष, mokṣa, la liberté, on trouve ज्ञान, jñāna, la connaissance. Les deux versions de ce verset ont sensiblement le même sens, car la toute-puissance divine est au service de l’ordre cosmique, et la connaissance est synonyme de libération.
Ces qualité s’expriment pleinement chez le divin ; les formes plus limitées de conscience, देवा, devā ou देवता, devatā, les divinités, comme celle qui préside à la création par exemple, n’ont au maximum que quatre de ces qualités : la souveraineté, la connaissance du Soi et de l’univers, le détachement et le dharma, l’intransigeant respect de l’ordre cosmique.
Śrī Kṛṣṇa, en sa qualité d’avatar, est bhagavān lui-même. Bien qu’il apparaisse sous la forme d’un être humain, il possède les six qualités divines.
Bhagavān est également défini ainsi dans le Viṣṇu purāṇa (6.5.78) :
उत्पत्तिं प्रलयं चैव भूतानामागतिं गतिम्।
वेत्ति विद्यामविद्यां च स वाच्यो भगवानिति ||
utpattiṃ pralayaṃ caiva bhūtānām-āgatiṃ gatim
vetti vidyām-avidyāṃ ca sa vācyo bhagavān-iti
« Est nommé Bhagavān qui a la connaissance de la création et de la dissolution, de l’arrivée et du départ des êtres, ainsi que du savoir et de l’ignorance. »
L’intelligence cosmique que nous nommons Dieu, le divin, le « grand tout » préside à la totalité de l’univers :
physique, sa création son maintien et sa dissolution,
subtil, l’ensemble des âmes et leurs expériences, et
causal, l’infini des possibles non manifestés.
L’intellect de Śrī Kṛṣṇa, malgré les apparences, n’est donc pas limité par l’espace, par le temps ni par aucun attribut : c’est un intellect cosmique, supérieur à la somme des intellects de tous les êtres de l’univers.
Dans cet intellect infini, la connaissance du Soi apparaît aussi clairement que notre reflet dans un miroir.
Les mots par lesquels l’intellect cosmique indique la connaissance du Soi sont donc aussi parfaits qu’il se peut, autant par leur justesse que par leur puissance évocatrice.
Inversement, quand bien même un être fini réalise le Soi, les limitations inhérentes à ses équipements – ses sens, son mental et son intellect – entraînent des défauts dans tout ce qu’iel produit : erreur, négligence, exagération et inexactitude.
Si la présence du Soi est généralement admise – chacun·e parle à la première personne –, la nature du Soi, nécessairement imperceptible puisque non différente de nous, fait débat. Pour nos intellects limités, l’enseignement vient confirmer notre expérience et l’aboutissement de notre raisonnement, rendant possibles la réalisation et l’établissement dans la connaissance.
Le délicat enseignement de la connaissance du Soi porte nécessairement la marque de son auteur·rice – c’est pourquoi la tradition védique accorde une telle valeur aux mots parfaits des Védas ; et c’est aussi la raison pour laquelle, depuis quelques millénaires, ces mots sont placés dans la bouche des avatars.
Lorsque Śrī Kṛṣṇa nous transmet cet enseignement, c’est l’univers tout entier qui s’exprime. Toutefois, la tradition védique a personnifié l’intelligence cosmique sous différentes formes, comme celle de Śrī Kṛṣṇa et Śrī Viṣṇu ci-dessous, donnant naissance au culte de dieux anthropomorphes qui correspond à ce que nous nommons aujourd’hui l’hindouisme.
Du point de vue de la pratique spirituelle, l’hindouisme a un sens : il nous incite à déplacer notre attention du monde vers le divin, pour ensuite découvrir que, là où nous voyons Dieu, il n’y a que la réalité absolue, ब्रह्मन्, brahman, qui est aussi notre véritable nature. C’est un levier extrêmement puissant pour parvenir à la réalisation du Soi.
Les mythes qui accompagnent les avatars ont pour fonction de nous fasciner, de capter notre attention et d’attiser notre désir de découvrir la véritable nature du monde. La révérence que nous inspirent ces personnages nous libère de l’attachement aux expériences limitées et évanescentes du monde sensible.
Alors que nous associons souvent la religion à une forme d’enfermement, le fait que l’enseignement spirituel vienne directement de l’avatar est en fait émancipatoire : notre libération, notre réalisation du Soi ne dépend de personne ni d’aucune contingence matérielle. Comme notre lien personnel avec le divin, elle nous appartient entièrement, sans concession.
C’est le sens du verset 9 :
जन्म कर्म च मे दिव्यमेवं यो वेत्ति तत्त्वतः |
त्यक्त्वा देहं पुनर्जन्म नैति मामेति सोऽर्जुन ||
janma karma ca me divyam evaṃ yo vetti tattvataḥ
tyaktvā dehaṃ punar-janma naiti mām eti so’rjuna
« La personne qui reconnaît comme réellement divines ma naissance et mes actions vient à moi lorsqu’elle quitte son corps, ô Arjuna. »
Connaissant la véritable nature de Dieu – de l’univers – comme étant la conscience pure (« divine »), et rompant les liens de l’identification au corps et au mental, nous nous établissons dans notre véritable nature, la réalité absolue.
Dans la non-dualité, atteindre Dieu signifie réaliser le Soi.
Quelles sont les étapes qui aboutissent à cette union avec Dieu ?
Śrī Kṛṣṇa élabore ce sujet au verset 10, qui est un véritable guide de la vie spirituelle… et qui fera l’objet de notre prochaine lettre.
En attendant…
Voici une vidéo liée au sujet de cette lettre réalisée il y a quelques années :
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Sophie
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