Oṃ !
Nombreuses sont les personnes qui ont déjà réalisé leur identité avec l’absolu, leur véritable nature, le Soi !
Au verset 10 du chapitre 4 de la Bhagavad-gītā, Śrī Kṛṣṇa élabore les étapes du cheminement spirituel qui mène à la réalisation du Soi :
वीतरागभयक्रोधा मन्मया मामुपाश्रिताः |
बहवो ज्ञानतपसा पूता मद्भावमागताः ||
vīta-rāga-bhaya-krodhā man-mayā mām upāśritāḥ
bahavo jñāna-tapasā pūtā mad-bhāvam āgatāḥ
« Absorbées en moi, ayant pris refuge en moi, libres d’attachement, de peur et de colère, et purifiées par le feu de la connaissance, nombreuses sont les personnes qui ont atteint mon être. »
बहवा मद्भावमागताः, bahavo mad-bhāvam āgatāḥ
Nombreuses sont les personnes qui ont atteint mon être
Le chapitre 4 de la Bhagavad-gītā, s’ouvre sur une révélation de Śrī Kṛṣṇa concernant son identité : il est un avatar, l’intelligence cosmique sous une forme humaine. Pour la personne qui cherche la réalisation du Soi, il s’agit d’une information précieuse. En effet, avec ces mots, Śrī Kṛṣṇa indique que sa véritable nature est ब्रह्मन्, brahman, la réalité absolue.
Au sens philosophique, « atteindre l’être de Śrī Kṛṣṇa » correspond à la (re)découverte de notre essence, l’existence pure et sans conditionnement, qui sous-tend le temps, l’espace et la totalité de la manifestation.
Comment ces personnes sont-elles parvenues à cette réalisation ?
मन्मया, man-mayā, absorbé·e·s en moi
La première condition de l’évolution spirituelle, comme pour toute démarche, est la motivation.
Dans une pratique spirituelle centrée sur l’avatar, cela se traduit par l’effort de mettre le divin au centre de notre vie. Outre la contemplation de cet aspect et des histoires dont il est le protagoniste – लीला, līlā, son jeu cosmique –, cela consiste à relier l’ensemble de nos désirs et activités à nos aspirations spirituelles. Cette pratique accélère notre évolution et développe notre disponibilité pour rejoindre Śrī Kṛṣṇa dans son essence.
Śrī Kṛṣṇa étant la réalité absolue, le désir de le connaître mène à la réalisation de la véritable nature de l’univers, qui est aussi notre véritable nature, आत्मन्, ātman, et donc à la réalisation du Soi.
En d’autres mots, il s’agit ici de sincérité.
मामुपाश्रिताः, mām upāśritāḥ, ayant pris refuge en moi
Nos pratiques spirituelles et nos intentions peuvent être sincèrement dirigées vers le divin, mais sommes-nous pour autant seul·e·s responsables de notre évolution ? Toutes les traditions s’accordent à dire que la réalisation du Soi (ou, dans la dévotion, l’union avec Dieu) n’est pas une simple question de volonté. Il existe en effet un facteur invisible, qui échappe à notre contrôle : c’est ce que nous appelons la grâce.
« Prendre refuge dans le Seigneur » consiste à reconnaître combien nous sommes tributaires de conditions que nous ne maîtrisons pas.
En d’autres mots, Śrī Kṛṣṇa fait ici appel à notre humilité sur la voie spirituelle, car elle nous sera d’une aide précieuse pour la suite.
वीतरागभयक्रोधाः, vīta-rāga-bhaya-krodhāḥ, libres d’attachement, de peur et de colère
Les voies de la réalisation du Soi sont nombreuses. En fonction de notre tempérament, notre point d’entrée sera le yoga, la méditation, l’altruisme, la quête de sens ou encore la dévotion ou la religion.
Toutes ces pratiques culminent dans la paix du mental. Elles permettent de réduire le contrôle qu’exercent sur nous les attirances et aversions que nous projetons sur le monde et nous-mêmes.
Lorsque nous sommes très détaché·e·s, nous n’éprouvons pas de désir d’obtenir ou d’éviter telle ou telle expérience. Étant relativement libres de désir, nous acceptons les choses telles qu’elles sont et échappons ainsi à l’impatience, la frustration et l’irritabilité, mais aussi à la peur de ne pas obtenir ce qui nous est agréable et d’être confronté·e·s à ce qui nous est désagréable.
La stabilité et la disponibilité qui découlent de cet état sont appelées la pureté du mental.
Celle-ci nous prépare à l’étape suivante :
ज्ञानतपसा पूताः, jñāna-tapasā pūtāḥ, purifié·e·s par le feu de la connaissance
Ce corps et ce mental peuvent certes, dans une certaine mesure, être purifiés, mais la véritable pureté consiste à (re)découvrir notre véritable identité éternellement libre du corps et du mental.
La tradition de l’advaïta védanta nous invite à connaître notre véritable nature comme étant सच्चिदानन्द, sat-cit-ānanda, existence, conscience et félicité absolues.
En ce sens, la connaissance est comparable à un feu car elle réduit en cendres toute identification, tous les noms et formes qui semblent se manifester dans l’absolu mais qui, lorsqu’on enquête sur leur nature selon la méthodologie védantique appelée आत्म-विचार, ātma-vicāra, disparaissent comme l’eau d’un mirage pour laisser place à la plénitude absolue de notre essence.
À l’image de la vague qui, à force de méditer sur l’océan et grâce à des indicateurs précis, se découvre faite d’eau, comme l’océan – nous découvrons ainsi notre identité avec Śrī Kṛṣṇa, notre unité en l’existence, la conscience et la félicité absolues.
Pourtant, de nombreuses personnes prennent refuge dans le divin – la première étape mentionnée au verset 10 – sans pour autant réaliser le Soi. Comment se fait-il que la dévotion ne nous amène pas automatiquement à la connaissance de notre véritable nature ?
En abordant cette question, Śrī Kṛṣṇa nous livre au verset 11 un secret qui est au cœur du succès des pratiques spirituelles, un secret qui nous permet aussi de mieux comprendre notre lien avec le divin :
ये यथा मां प्रपद्यन्ते तांस्तथैव भजाम्यहम् |
मम वर्त्मानुवर्तन्ते मनुष्याः पार्थ सर्वशः ||
ye yathā māṃ prapadyante tānstathaiva bhajāmyaham
mama vartmānuvartante manuṣyāḥ pārtha sarvaśaḥ
« Quelle que soit la façon dont on m’approche, je réponds par la réciproque.
Ô Arjuna, tous les chemins mènent à moi. »
Srī Kṛṣṇa parle ici au nom du divin, appelé ईश्वर, īśvara, ou भगवान्, bhagavān. Philosophiquement, cette entité est définie comme la conscience qui préside à l’ensemble de l’univers (voir nos lettres précédentes sur le sujet, ici et surtout ici). Comme nous le verrons plus loin, celle-ci régit ce monde (Dieu est conçu comme immanent) sans pour autant être affectée par lui (Dieu est également transcendant).
Or, comment concevons-nous le monde ?
Généralement, comme tout ce qui est extérieur à nous – tout ce que nous ne sommes pas est l’univers. Suivant cette logique, Dieu représenterait la totalité de la réalité manifestée… moins ce que nous identifions comme nous appartenant.
Lorsque nous désirons quelque chose – un objet, une expérience –, nous voulons faire nôtre ce dont nous nous sentons séparé·e·s, ce que nous nous représentons comme extérieur à nous, et qui, si l’on applique le raisonnement ci-dessus, vient de Dieu.
Pour simplifier, on pourrait définir Dieu comme ce qui nous manque, ce qui nous complète : s’unir à Dieu signifierait atteindre la complétude.
Nos efforts d’acquisition d’objets et d’expériences sont en fait un désir d’accomplissement de soi, une recherche de Dieu. Mais comme nous sommes aveuglé·e·s par l’ignorance et l’attachement aux noms et formes (l’apparence des choses plutôt que leur essence), nous passons vie après vie dans des aspirations matérielles, affectives, etc. sans réaliser l’identité de celui après lequel nous courons.
Ce n’est pas un jugement de valeur !
Le divin nous accueille tel·le·s que nous sommes – pour reprendre ses mots, tous les chemins mènent à lui.
À une personne désespérée qui s’adresse à lui en prière, il se manifeste sous la forme de ce qui lui manque : la force intérieure d’affronter ces épreuves.
À une personne qui prie le ventre creux ou l’âme en peine, il se manifeste sous la forme de la confiance, de la force d’initiative nécessaire pour trouver la satiété (physique ou émotionnelle), voire même dans l’intention bienfaisante d’un être qui apportera de la nourriture ou de la compagnie.
Lorsque nous gardons à l’esprit que ce qui semble nous manquer vient du divin, que les moyens mis en œuvre pour combler ces manques ne fonctionnent que par sa grâce (car le divin, īśvara, se manifeste sous la forme des lois de l’univers, notamment la causalité), et lorsque nous traversons les expériences heureuses avec gratitude, alors nous grandissons dans le détachement et ne dépendons plus de contingences matérielles transitoires, mais uniquement de cette force éternelle et omniprésente que nous appelons Dieu.
(Cf. L’essence de l’enseignement de Shri Ramana Maharshi, verset 1.)
Et si nous désirons la libération ?
Dans les traditions de भक्ति, bhakti, la dévotion, les dévôt·e·s ne désirent jamais qu’une chose : aimer le divin à chaque instant, l’union avec leur bien-aimé·e.
Peut-on aimer sans connaître ? Connaître sans aimer ?
Lorsque nos prières de l’aimer et de le connaître sont exaucées, lorsque le divin se révèle effectivement à nos yeux, nous découvrons que, dans sa nature essentielle, il n’est autre que सच्चिदानन्द, sat-cit-ānanda, existence, conscience et félicité absolues – la source du « je » qui en nous illumine le monde.
Si Dieu est la source de toute satisfaction, Śrī Kṛṣṇa constate toutefois au verset 13 que, plutôt que se tourner vers la conscience qui préside à la totalité de l’univers, les êtres humains ont tendance à chercher une gratification rapide, voire immédiate, auprès de manifestations plus limitées de cette même conscience : forces de la nature, divinités tutélaires, valeurs matérialistes (richesse, carrière, etc.), ou encore recherche de sensations.
Cette recherche de satisfaction facilement accessible et éphémère devient problématique lorsqu’elle se fait au détriment de notre lien avec le divin et renforce la notion de dualité entre nous et la félicité que nous espérons ainsi obtenir – elle renforce l’illusion de la pluralité qui est la source de toute souffrance.
Avec ces mots, Śrī Kṛṣṇa nous invite à transformer notre rapport au monde : d’une attitude d’exigence vis-a-vis de l’univers, nous pouvons saisir la possibilité qui à chaque instant s’offre à nous de découvrir la plénitude absolue en nous-mêmes.
Ces remarques concluent le passage sur l’avatar et marquent une transition vers le cœur du sujet de ce chapitre 4 : le renoncement dans l’action.
Śrī Kṛṣṇa a en effet évoqué que tous les chemins mènent à lui, or ces chemins prennent la forme d’actions. Cela signifie-t-il que le divin est affecté par l’action ? Est-il lui-même agissant ?
Ce sont les sujets que nous aborderons lors des prochains cours et dans nos prochaines lettres.
Les prochains ateliers...
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Montpellier à partir du 22 février : chant védique à 9h30 puis étude de Tattvabodha à 10h15 tous les mercredis !
À très vite :)
Sophie
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